Le bras d’un ami

L’autonomie n’est pas un but en soi et elle peut devenir une obsession néfaste. Notre monde occidental est principalement individualiste, peu solidaire, et sa devise majeure serait « Do It Yourself » dans un « Struggle For Life ». L’anglais n’intervient d’ailleurs pas là par hasard car le monde anglo-saxon est bien le moteur initial de cette pensée, hélas par ailleurs très répandue. La vie est un combat, les forts doivent surnager, et les faibles se résigner.

Cette idée de recherche d’une autonomie idéale et de tout pouvoir faire soi-même n’est donc pas un travers spécifique aux aveugles : elle concerne tout le monde ! Mais elle s’illustre souvent chez eux par une sorte de compétition à être le meilleur à la canne blanche, devenir un canneblanchator !

Quand j’étais gamin, mon père a essayé de me faire prendre le métro tout seul. Cela a été interrompu par sa mort parce que ma mère avait trop peur de me laisser aller au lycée en solo, et préférait me faire accompagner par notre femme de ménage, l’adorable Marie !

Ado, j’ai eu une période un peu plus « revancharde » sur le sort et sur la vie et il m’est même arrivé – et c’est un de mes regrets profonds – d’éconduire sèchement des gens qui voulaient m’aider dans la rue. C’était une attitude liée au désir d’acquérir mon indépendance (qui est une chose différente de l’autonomie, d’ailleurs), mais bien illusoire et vaine : on est tous interdépendants, c’est évident ! Mais on est encore et toujours face à des concepts qui renvoient à l’individualité et à la solitude.

En même temps on ne peut pas revenir au monde beaucoup plus solidaire d’Afrique et du Maghreb où les aveugles sont pris par la main simplement, d’une manière extrêmement agréable, sans que je sache bien cerner si ce « plus » est réel, ou bien la perception que j’en ai, à travers toutes les autres raisons d’apprécier ces cultures. Peut-être est-ce simplement parce que ces gens sont moins pressés… Ici, la personne qui veut t’aider est elle-même, souvent, pressée, et elle va te faire traverser en te tirant un peu.


Dans l’extrait ci-dessous du film « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain » quand, dans un élan d’amour universel, Amélie aide un aveugle à traverser en lui décrivant tout son environnement jusqu’à sa station de métro, c’est effectivement au pas de charge ! Dans ce contexte, où elle veut l’étourdir de sensations, ça participe à la logique, mais qu’en aurait-il été s’il s’était agi d’une version « africaine » de cette scène ?

 

Pour en revenir à ma période « rebelle hostile », je la regrette vraiment et c’est sans doute cette prise de conscience tardive qui m’a fait changer de cap et passer à des concepts d’échange et de coopération. Et ce choix est encore renforcé par le fait que l’amitié est la forme d’échange que je préfère, le mode relationnel que je trouve le plus beau entre deux êtres.

Gérald a développé dans « Regard extérieur » cette manière que j’ai de compenser certaines faiblesses en tant qu’aveugle (en braille, à la canne blanche, où des tas de copains sont infiniment plus performants que je ne le suis) par des choix d’échange et de partage, par « le bras d’un ami », comme je le dis dans le titre. J’étais africain dans l’âme avant d’avoir découvert ce continent, leur fonctionnement en la matière était déjà le mien et cela a sans doute facilité nos contacts et le plaisir que j’y prends.

Pour autant on me considère volontiers comme très autonome, en particulier vis-à-vis des instruments de musique, de la sonorisation, et de l’informatique dans son ensemble, jusqu’à trouver parfois cela « magique » ou extraordinaire, alors qu’il ne s’agit, selon moi, que d’attention et de persévérance.