MA RENCONTRE AVEC STEVIE WONDER

Comment ne pas considérer Stevie Wonder comme un ange venu du ciel ? Vous me direz que c’est exactement l’image qu’il veut se donner, ou qu’on a voulu lui faire endosser, mais il y a une réalité au-dessus de tout cela, au dessus, c’est à dire dans le ciel, le ciel qui lui a donné cette voix, cette joie, cette inventivité, et qui l’a mis en présence des bonnes personnes aux bons moments pour que tout cela soit entendu par un grand nombre de gens. Cela ne ce fait pas sans un petit coup de pouce de Dieu, du destin, de dame nature, ou de ce qu’on veut, pourvu qu’on admette qu’il s’agit d’une force du bien, bienveillante, et bien au-dessus de nous.
Comment ne pas considérer l’adolescence comme la période la plus bête de la vie d’un être humain, même si, comme disait Brassens, le temps ne fait rien à l’affaire, mais l’adolescence semble être le passage con de la vie que chacun de nous doit emprunter, et dont chacun ressort en ayant vaincu sa connerie, ou pas, selon l’influence des parents, des camarades de classe, du milieu socio-culturel, de l’industrie qui fait l’enfant roi et le façonne de manière à ce qu’il devienne un bon con-sommateur, ou peut-être du coup de pouce divin cité plus haut.

Stevie en studio années 70 (photo N&B origine inconnue)

Stevie Wonder en studio dans les années 70 (Photo origine inconnue)

Donc, en plein dedans, pendant mon voyage au USA (voir Le jour où j’ai rencontré Frank Zappa), et donc dans cette même semaine de rêve Américain, mon ami David, vendeur au rayon clavier du magasin Guitar Center LA Californie, m’installe dans sa voiture, et on repart, cette fois pour le studio où Stevie était entrain d’accomplir son oeuvre majeure, Songs In The Key Of Life, vous imaginez ? Dingue de claviers à l’époque, et moins sensible à la beauté de sa voix, j’étais pourtant devenu fan de Stevie depuis qu’il avait commencé à utiliser les synthés de manière intensive dans sa musique, grâce à sa rencontre avec Tonto’s Expanding Head Band, rencontre improbable si il en est, et qui a changé sa musique, et donc la Soul Music toute entière, si c’est pas du coup de pouce ça ! Music of my Mind et Inner Visions faisaient partie de mes disques de chevet, Talking book un peu moins mais quand même, et j’avais été déçu par Fulfillingness’ First Finale, dernier album au moment de cette histoire, qui pourtant contient quelques perles que j’ai redécouvert ensuite.

Il semble désormais possible de visionner en intégralité sur YouTube (ci-dessus), dans une v.o. sous-titrée en français, le magnifique reportage qu’avait réalisé David Hefferman en 1997 à propos de l’enregistrement de cet album, dans le même studio et avec les mêmes musiciens et techniciens, interviewés, ainsi que des notoriétés connexes comme Herbie Hancock ou Quincy Jones. On peut y voir des images d’archives de l’enregistrement en 1976, qui sont contemporaines de ma rencontre, ainsi que très largement la « Dream Machine » (le Yamaha GX1) que m’avait présenté Stevie.

Famille Rykiel en 1963 (photo Rykiel)

Bon, pour le moment je suis un ado de quatorze ans, insatiable, arrogant, et je m’apprête à faire une des plus grosses gaffes de ma vie. On arrive donc. C’est grand, il y a plein de voix, plein de monde, mais ça parle doucement, à voix feutrée, dans une ambiance respectueuse. Un homme à la voix forte et avec un accent que j’ai du mal à comprendre me prend la main : « Hi, I’m Stevie’s Brother ». Un frisson chaud me parcourt tout le corps. Son frère, je suis à une main de lui, est-ce que je vais lui dire que j’ai pas aimé son dernier album ? Puis imperceptiblement, je me retrouve dans une grande pièce en bois, la cabine probablement Ca devient silencieux, c’est David qui parle maintenant. « Jean-Philippe, can you feel the presence of Stevie near you ? » Je lève ma main droite doucement, quelqu’un prend mon bras et la dirige dans la sienne, il n’y a plus un bruit, mon coeur se serre, je ne peux pas, je ne peux pas parler.

Famille Rykiel en 1963 (photo Rykiel)

Yamaha GX1

Et le maître parle. « Tu sais ce qui pourrait être intéressant, ce serait que tu vois le gigantesque synthé sur lequel je travaille, ça s’appelle la Dream Machine, viens viens. Quelqu’un, je ne sais plus qui, me prend par la main et on passe dans une autre pièce, Stevie nous emboîte le pas. J’arrive près du monstre, et là j’entends des cordes qui jouent Don’t You Worry ’bout a Thing, mais c’est lui qui joue. Je n’avais pas entendu de synthé polyphonique, (capable de jouer plusieurs notes à la fois), c’était la première fois de ma vie, et ses cordes, c’est celle qu’on entendra quelques mois plus tard dans Pastime Paradise et Village Ghetto land, sur l’album Songs in the Key of Life. Je n’en reviens pas, je m’approche encore, je touche l’engin en essayant de ne pas déranger, c’est comme un orgue avec une carrosserie de vaisseau spatial, il y a trois claviers. Pour l’instant, mon esprit d’ado arrogant est endormi, je suis un enfant dans la caverne d’Alibaba, avec Stevie, et le synthé … « Tiens, viens, joue un peu », me dit Stevie, et il se lève. Je prends sa place, c’est grand, qu’est-ce que c’est grand! Il y a des boutons partout, j’en repère une série rangée en deux lignes, j’appuie sur l’un d’eux, ça fait un petit cliq mécanique, Stevie dit : « Ah ça, c’est la boîte à rythme, mais tu l’as pas fait démarrer, il faut appuyer là, attends ». Il appuie, le rythme démarre, j’essaye de jouer quelque chose, il tape des mains, je joue comme un pied…

« Bon, c’est pas tout ça mais il faut que j’ailles bosser moi », dit Stevie. Il part et je me lève de mon siège. Son frangin à la voix forte me prends la main. « Alors, tu es content ? » ; « Oh oui ». « Tu fais quoi ici ? » ; « Je suis en vacances ». « Tu vis où ? » ; « Paris en France ». « T’as des frère et soeurs ? » ; « Une grande soeur ». « Elle est belle ? » ; « Euh … Je sais pas. Enfin, je veux dire … » Ah ça, j’y était pas préparé à celle là, Il se met à rire… « Viens il est en train d’enregistrer une voix, on va le voir ». J’entre dans la cabine. Stevie n’y est pas. Il y a quelqu’un près de moi en train de parler, et je devine que c’est un ingénieur du son ou un réalisateur, je ne sais pas trop. Toujours est-il que l’ado en moi ressort de sa planque et lui parle. « Alors, il va être bien le nouvel album ? » ; « Il va être génial, tu peux même pas imaginer ». « Est-ce qu’il va être commercial ? ». Pour moi, commercial voulait dire mauvais, corrompu, vendu, que sais-je, en tout cas avait une forte connotation négative. Avait-il relevé, je pense que oui, en tous cas un mot comme ça dans la bouche d’un si jeune blanc-bec avait de quoi interloquer l’ingénieur. « Si commercial veut dire bon », dit-il d’une voix docte, « il le sera oui ». Si j’avais su ce qu’allait être l’album, je me serais abstenu. En tout cas j’ai évité la gaffe suprême, et je ne lui ai pas dit que je n’avais pas aimé son dernier. Vous avez eu peur hein ?

L’intro commence. C’était Another Star, et j’entends la voix de Stevie par les enceintes du studio. Là, je crois bien que j’ai failli pleurer. Il chantait pour moi, j’en étais sûr. La voix de Stevie est indescriptible. Outre sa justesse qui n’a rien à envier à celle d’un chanteur lyrique, son timbre si particulier si souvent imité depuis, il y a toutes ces ornementations et appoggiatures dont il a le secret, et qui peuvent faire passer tant de messages subliminaux entre les notes d’une mélodie et les mots d’un texte. Parfois au cours d’une même phrase, il peut insuffler à votre âme tristesse, dévotion, joie,, colère, indignation, sensualité, lubricité, sérénité, et j’en passe. Et ce coquin de Stevie était entrain de jouer avec mon âme de cette façon…

…lorsque la musique s’arrêta brusquement. J’entendis alors mon ingénieur de tout à l’heure parler à Stevie dans des termes qui, pour le coup choquèrent l’ado arrogant mais très ému que j’étais. « Stevie, celle là elle est pas bonne, on la refait ». Comment ? Qu’est-ce que j’avais entendu ? Mais comment osait-il ? Et Stevie qui répondit le plus naturellement du monde : « Ah, tu la préfères comme ça ? Ou comme ça ? » Entre les comme ça, il rechantait un ornement, un bout de phrase, l’un de ceux qui m’avait ému aux larmes tout à l’heure, et proposait différentes version, avec d’imperceptibles changements, et attendait semble-t-il l’acquiescement de l’ingénieur pour l’une ou l’autre. Puis la bande repartit, et ce scénario se reproduisit plusieurs fois. N’empêche que moi, même par bribes, j’avais entendu Another Star avant tout le monde, et je ne vous dis pas l’émotion que j’ai eu en mettant le disque sur ma platine quelques mois plus tard.

Il revint dans la cabine. Davide et moi nous apprêtions à prendre congé, mais au moment de lui dire au revoir, Stevie nous arrêta net : « Ah non, tu vas pas partir maintenant, je suis allé te chercher ma calculatrice ! » Sa calculatrice ? Il était sorti il y a quelques mois, une calculatrice parlante pour les aveugles, prémices de ce que seraient les synthèses vocales qui équipent les ordinateurs et téléphones que nous pouvons utiliser aujourd’hui. Il voulait absolument me montrer ça avant que l’on parte. Quelqu’un revint rapidement avec l’engin que je contemplai et manipulai avec émerveillement. Voilà, c’était ça Stevie, qui me consacra une heure de sa vie alors qu’il était entrain d’enregistrer cet album légendaire. Il fallu bien se quitter, mais j’emportai avec moi ce souvenir merveilleux comme une bénédiction. Quelle soirée magique, quel magicien, quelle équipe aussi autour de lui, J’ai revécu tout cela en vous racontant cette histoire, mais j’ai tout de même un regret, c’est que mon arrogance, ma timidité, ou je ne sais quoi d’autre m’ont empêché de poursuivre des relations avec lui, je me dit qu’on aurait pu bosser ensemble, peut-être plus sûrement qu’avec Frank Zappa.

Stevie Wonder (cc Antonio Cruz-ABr)

Stevie Wonder (Photo Antonio Cruz-ABr cc)

H

Frank Zappa

I

Areski et Brigitte Fontaine