Pensées aveugles

– Des événements personnels un peu récents m’ont amené à cette réflexion : « Le fait de ne pas voir, me protège aussi de beaucoup de choses ». Dans certains contextes, j’en suis réduit à imaginer ce qu’on me décrit et qui peut être très dur, mais avec quoi je ne me retrouve pas confronté brutalement comme ce serait le cas si je voyais. À tel point que j’ai pu en arriver parfois à me dire : « J’ai vraiment de la chance de ne pas voir »

– [Gérald me fait remarquer à ce sujet que dans le monde des voyants aussi, désormais, beaucoup de choses restent « occultées » (gardées loin de la vue), confiées à quelques professions spécialisées de la santé, des services sociaux et de la sécurité (pompiers, policiers, etc.), faisant allusion à des situations de misère, de souffrance, de mort et peut-être plus encore d’agonie].


– Il est possible qu’une des raisons de mon amour pour les peuples d’Afrique noire aussi bien que d’Afrique du Nord, soit que les aveugles ont toujours été extrêmement considérés dans ces cultures. Il s’agit de choses très banales, un côté serviable mais sans le côté charité qu’on trouve chez nous. Quelques chose de beaucoup plus naturel, chaleureux, qui rend l’aide proposée très agréable à accepter.


Et à ce sujet, une amie, Fabienne, me faisait passer le témoignage suivant sur FaceBook beaucoup plus précis et pertinent que mon impression un peu vague :

« Mais où sont les aveugles? Il doit bien y en avoir ici ! » …c’est la question saugrenue qui m’est venue spontanément à l’esprit, un jour, à Nairobi. J’avais beau observer, je n’en voyais pas. Je ne me souvenais pas non plus en avoir repéré.

Quelques jours après, je pose la question à mon ami africain : « Y’a pas d’aveugles chez toi ? » Là, j’ai lu dans son regard une espèce de flottement vu la connerie de la question. Il me répond: « Oui, il y en a. » Et moi de lui dire : « mais ils ne sortent pas ? Ils sont où ? » Il cherche à comprendre et après plusieurs minutes, je lui dis : « Ben oui, je ne vois pas de cannes blanches ! » Quelle abrutie j’étais, ethnocentrée sur mes repères de pays supposé civilisé. En gros je ne cherchais pas les aveugles, je cherchais des cannes blanches.

Et là, mon ami m’explique que chez lui, les aveugles n’ont pas de canne blanche, mais « des gens ». Ça n’est ni un devoir, ni une obligation, c’est juste naturel d’accompagner un aveugle quand il en a envie. Si ce n’est pas la famille, ce sont les voisins voire les enfants, et si ce ne sont pas les voisins, les enfants, ce sont les gens dans la rue. J’ai alors mesuré la gigantesque différence des relations humaines. Une solidarité spontanée – un truc du genre : « si t’existes, on existe avec toi ».

Ce jour-là, j’ai pris une belle leçon d’Afrique dans la gueule parce que j’avais juste oublié de regarder les gens.

Fabienne.