Je suis un bidouilleur de sons et de notes, d’idées et de sentiments, de lieux et de couleurs. J’ai découvert l’Afrique à Paris au siècle dernier, juste avant les années 80, et mon premier voyage sur ce continent date de 1982. Je suis parti avec un synthé, et un bagage musical fait de musique classique, de rock progressif, de jazz, de « soul », et même de musique électronique de cette époque, depuis les albums « planants » allemands et anglais jusqu’à la musique contemporaine la plus débridée.
Je suis arrivé dans ce monde de rire, de poussière et de musiques que je n’avais jamais entendues, et cela a fonctionné tout de suite. J’ai fraternisé avec tous les musiciens que j’ai rencontrés, « tapé des bœufs » sans fin, c’était grisant, extraordinairement grisant. J’avais l’impression de voir leur sourire, je sentais la chaleur de leurs effusions, et pourtant, je ne faisais que me laisser guider. Ils prenaient le contrôle de mes doigts, je ne maîtrisais presque plus rien (cela aurait été impossible de toute manière !), je ne connaissais rien à cette musique, je les ai suivis, voilà.
J’ai vécu là-bas une fantastique osmose et, bien avant d’avoir rencontré des grands noms de la musique de ce continent, j’ai longtemps goûté la joie et les plaisirs de cet échange. Les années 80 ont été une période de découverte mutuelle. Nous étions ouverts à toutes sortes d’expériences, sans idée préconçue. Ce domaine du métissage musical était entièrement nouveau.
Puis, petit à petit, les choses ont commencé à se codifier, et je ne témoigne ici que pour l’Afrique, sans préjuger de ce qui a pu se passer dans d’autres parties du monde à la même époque (malgré les nombreux contacts que j’ai toujours maintenus avec des musiciens de partout).
En Afrique, le synthé est donc devenu courant, par attrait de la nouveauté, et malheureusement aussi, par réalisme économique, comme ailleurs. On s’est mis à remplacer les cuivres, la basse et la batterie, par des engins électroniques, …trop souvent, et pas toujours à bon escient. Dans le même temps, en France, on assimilait l’Afrique peu à peu. Le peuple noir, précédé par quelques pionniers, a enfin pu bénéficier d’une certaine présence sur nos télés et nos radios, donnant même parfois naissance à des stars internationales.
Que s’est-il passé ?
Les producteurs de musique européens ont décidé que l’apport de ces instruments électroniques était néfaste pour la musique africaine. celle-ci se serait trouvée trop « blanchie » à leur contact. Accompagnés par certains ethno-musicologues de renom, ils ont décrété que ce mélange était à proscrire, et que toute « la » musique africaine devait absolument redevenir « authentique ». Fin, donc, des synthés avec leurs sons bizarres et leurs jolis accords, place aux guitares sèches et aux instruments traditionnels. Les africains, si naïfs, si faibles à défendre leurs propres valeurs, ne seraient, selon eux, pas capables de résister à l’influence pernicieuse d’un Occident, qui ne viserait qu’à pervertir leur art via les idées saugrenues de quelques blanc-becs de passage.
Les producteurs africains, pour leur part, ont souvent affaire à une clientèle communautaire. Il ont pour mission de faire danser, et de ne pas choquer le public auquel l’enregistrement est destiné. Il faut, bien sûr, apporter quand même une couleur moderne, pour laquelle on fait appel au clinquant et aux rythmes mécanisés des machines, mais sans se risquer jusqu’à des accords, trop aventureux, ou à un quelconque mélange des genres.
Et dans les deux cas le point commun semble être : ne pas déranger les habitudes et l’existant !
Il y aurait quand même une exception à cette règle, et il s’agit des DJs, mais malheureusement ils utilisent les musiques, d’où qu’elles viennent, comme un condiment, juste pour donner une ambiance exotique au dance-floor.
Et pourtant !
Avec mes amis musiciens d’Afrique, la joie de jouer est toujours présente et partagée, surtout lors de concerts ou de fêtes, que ce soit dans mon pays ou dans les leurs. Et le public est au rendez-vous et apprécie, là-bas comme ici ! Peut-on rappeler qu’un style original, le Mbalax, est né au Sénégal il y a trente ans (et perdure encore aujourd’hui dans la musique populaire) autour d’un modèle précis de synthétiseur ? J’ai permis à Habib Faye, ex-bassiste et producteur de Youssou N’Dour, de me raconter cette fabuleuse histoire dans un entretien téléphonique dont vous pouvez lire le relever ou que vous pouvez écouter dans la page suivante « Synthénégal ».
En 2003, Philippe Conrath m’a permis de monter un projet autour du chanteur guinéen Mory Djelly Kouyaté, il y avait sa voix unique bien sûr, et aussi de merveilleux musiciens et choristes, et mes synthés, et la réussite était totale si j’en juge par les « standing-ovations » dont nous étions gratifiés à la fin de chaque concert !
Mais dès qu’il s’agit de graver notre joie sur CD, je constate que nos projets sont systématiquement rejetés, et toujours pour la même raison : le synthétiseur est banni, il a été décrété une fois pour toute que c’était un instrument gadget, sans âme, et tant pis si la musique que nous persistons à faire ensemble nous procure toujours autant de joie.
Comme il faut toujours une exception à la règle, je salue chaleureusement Gilbert Castro (Rue Stendhal Distribution, ex-Afrisson), grâce à qui j’ai pu sortir l’album Tinkiso en 2010, avec Mory Djelly, en duo. Gilbert voulait exclusivement du piano et je ne lui ai pas tout à fait obéi, mais je suis fier du résultat. L’extrait du concert ci-dessous, à Fès en 2012, reprend un morceau de cet album.
Des exemples comme celui-ci sont trop rares, et je me demande pourquoi l’horizon reste toujours aussi bouché dès qu’on aborde des mélanges blanc-noir (qui ne veulent pas dire grand chose pour moi, je le rappelle !), ou acoustique-électronique. Frilosité extrême ou a prioris sans fondements ?
Cela ne m’empêche évidemment pas de continuer à jouer avec mes amis, mais je trouve dommage que cette diffusion limitée ne permette pas à un public plus vaste de découvrir tous les talents extraordinaires que je croise.